Dix ans après l’évocation chez Christie’s, sous la houlette d’Hubert de Givenchy, de la légendaire Galerie de Girardon, Christie’s disperse en ce mois de juin les 1 200 œuvres (peintures, sculptures, mobiliers et objets d’art) dont le grand couturier disparu en 2018 avait orné son hôtel parisien de la rue de Grenelle et son manoir campagnard de Romilly-sur-Aigre. L’occasion d’apprécier une dernière fois réunis les fruits de l’insatiable quête de beauté qui anima l’un des plus grands esthètes du XXe siècle.
« Je n’aime pas beaucoup le terme de collection qui, dans mon esprit, rime avec accumulation », confiait en 2005 Hubert de Givenchy (1927-2018) à L’Objet d’Art dans le cadre du 400e numéro de la revue dédié aux grands collectionneurs. Il se souvenait alors de son grand-père Jules Badin, peintre et directeur de la manufacture de tapisserie de Beauvais, qui n’avait eu de cesse d’accumuler au cours de son existence les objets d’art les plus variés, transformant son atelier en véritable capharnaüm. Voilà pourquoi le grand couturier lui préféra toujours le terme de « sélectionneur » : sa vie durant, il s’efforça de privilégier les pièces les plus exceptionnelles, tout en veillant scrupuleusement à la cohérence esthétique des ensembles constitués.
« Les modes changent, mais le style XVIIIe perdurera s’il est de qualité exceptionnelle. À condition de ne pas le remettre dans une atmosphère totalement d’époque, – comme à Camondo, et de lui apporter un souffle de fraîcheur avec des Delaunay, Arp et Giacometti. Et surtout, ne pas l’alourdir avec des pompons et passementeries. »
Ultime « sélection »
Soixante-dix ans après la présentation parisienne de la première collection haute couture d’Hubert de Givenchy, Christie’s dévoile son ultime « sélection ». La maison de ventes de François Pinault avait déjà soumis au feu des enchères en 1993 une partie de son mobilier, avant que ne soient dispersées en 2017 les créations que Diego Giacometti avait imaginées pour lui ; une vente « en gants blancs » qui avait vu les vingt-et-un lots culminer à 32,7 millions d’euros.

Château du Jonchet, façade principale. © Christie’s Images Limited 2022, François Halard
En quête de provenances prestigieuses
Soucieux de nouer à travers les siècles un dialogue fécond avec les plus grands esthètes et les figures les plus fastueuses de leur temps, Hubert de Givenchy s’attacha tout naturellement à rechercher les pièces jouissant des plus remarquables pedigrees. On ne s’étonnera donc pas de noter parmi les pièces proposées avenue Matignon plusieurs provenances royales : une paire de chenets attribuée à Domenico Cucci et ornée d’un cartouche fleurdelisé provient ainsi à coup sûr des collections de la Couronne de Louis XIV à Versailles (150 000/250 000 €), tandis que le bureau à cylindre par Roentgen présenté plus loin fut vraisemblablement livré vers 1780 pour un membre de la famille royale en raison de sa très grande proximité avec trois meubles similaires aux provenances documentées. Le curieux admirera aussi un riche mobilier de salon finement sculpté et tendu de velours de soie vert portant l’estampille de Georges Jacob ainsi que la marque au fer du château de Chanteloup, dans la galerie duquel il est inventorié en 1787 ; le domaine est alors la propriété du duc de Penthièvre, petit-fils illégitime de Louis XIV, qui l’avait racheté quelques années plus tôt à la veuve du duc de Choiseul. Le célèbre menuisier en sièges n’ayant semble-t-il pas fourni de meubles à l’ancien tout-puissant ministre de Louis XV, ce mobilier de salon fut vraisemblablement commandé par le prince (350 000/500 000 €). Haute de 271 cm, une spectaculaire paire de girandoles convoque encore les fastes de la Russie impériale. Sa splendide qualité de fonte et de ciselure est caractéristique de l’art de Pierre-Philippe Thomire, qui s’inspire ici des dessins de l’architecte Jean-Demosthène Dugourc.
« Les meubles comme les objets doivent être caressés, regardés et aimés. »
Particulièrement ambitieuse, elle fut très probablement commandée à Paris par le tsar Paul Ier à l’aube du XIXe siècle pour son nouveau palais Mikhailovsky. Ce collectionneur passionné d’arts décoratifs français n’en profita pourtant guère : son assassinat en 1801 suggère même que la paire n’eut pas le temps de lui être livrée et ne quitta donc pas la capitale (700 000/1 000 000 €). La richesse des collections de Joachim Murat, alors roi de Naples, était symbolisée chez Hubert de Givenchy par un luxueux vase en porphyre vraisemblablement conçu par Luigi Valadier vers 1780 (60 000/100 000 €), tandis qu’une table de milieu d’époque Empire, soutenue par trois divinités masculines, évoquait l’opulent décor du palais romain del Bufalo Ferraioli que l’éminent cardinal Fesch redécora entièrement à la mode antique (200 000/400 000 €). Figure du Paris mondain, le grand couturier enrichit également ses collections de pièces insignes acquises par ses amis amateurs d’art. Il s’offrit ainsi une console Régence délicatement sculptée aux montants animés de sphinges déployant leurs ailes qui figura dans la collection de Gabrielle Chanel. Estimée entre 60 000 et 100 000 €, elle fut sans doute exécutée d’après un modèle de Germain Boffrand pour un membre de la famille ducale de Lorraine à Lunéville (voir EOA n° 402, pp. 68-76).

Paire de chenets royaux attribuée à Domenico Cucci, vers 1680-1700. Bronze ciselé et doré, 69 x 42,5 cm. Estimé : 150 000/250 000 €. © Christie’s Images Limited 2022
Le XVIIIe siècle français revivifié
Parmi les 1 200 pièces qui meublaient le manoir du Jonchet et l’écrin Régence que constituait, au 87 de la rue de Grenelle, l’hôtel d’Orrouer, le XVIIIe siècle français qu’Hubert de Givenchy aima passionnément régnait en maître incontesté. Le seigneur des lieux n’hésita pourtant jamais à le conjuguer à l’art de son temps : « Les modes changent, mais le style XVIIIe perdurera s’il est de qualité exceptionnelle. À condition de ne pas le remettre dans une atmosphère totalement d’époque, – comme à Camondo, et de lui apporter un souffle de fraîcheur avec des Delaunay, Arp et Giacometti. Et surtout, ne pas l’alourdir avec des pompons et passementeries », confiait-il. Ainsi, chez Hubert de Givenchy, Picasso conversait avec Gouthière, Miró dialoguait avec Jacob, tandis que Rothko tutoyait Boulle.
Là où dialoguent les siècles
Dans sa quête de la beauté classique, ce grand esthète trouva l’harmonie en tissant ainsi des ponts entre les siècles. Les visiteurs que le créateur et son compagnon Philippe Venet recevaient en l’hôtel d’Orrouer étaient d’ailleurs immédiatement accueillis dans le grand salon sur cour aux fauteuils Louis XV à la reine couverts de daim et cuir portant l’estampille de Claude I Sené (100 000/200 000 €) par la très épurée Femme qui marche d’Alberto Giacometti, une épreuve de 1955 qui constitue l’une des premières fontes du modèle (estimation sur demande). Dans le grand salon du Jonchet trônait un autre témoignage de la période surréaliste de l’artiste : l’Oiseau de plâtre conçu vers 1937 pour la maison de décoration de Jean-Michel Franck (200 000/300 000 €). Bien que largement dispersées en 2017, les créations imaginées par son frère Diego Giacometti demeurent à l’honneur en cette ultime vacation : comptez ainsi entre 80 000 et 120 000 € pour le heurtoir en bronze patiné spécialement créé vers 1975-1980 pour la porte d’entrée du manoir. « Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe calme et volupté », aurait pu écrire Baudelaire afin de décrire l’univers paisible et intemporel dont il était le gardien. Une définition du grand goût français dont Hubert de Givenchy fut sans doute l’un des derniers hérauts.

Console d’époque Régence, d’après un modèle de Germain Boffrand, vers 1710-1720. Chêne mouluré, sculpté et doré, dessus de marbre des Flandres, 86 x 149 x 63 cm. Estimé : 60 000/100 000 €. © Christie’s Images Limited 2022
Le Bacchus de la Galerie de Girardon
En 2012, Hubert de Givenchy officiait chez Christie’s en tant que maître de cérémonie en exposant une insigne sélection de dix bronzes, bustes et vases en bronze doré et marbre dans un écrin évoquant la célèbre Galerie de François Girardon. Gravée en 1708 à la demande du puissant sculpteur de Louis XIV, elle immortalisait les plus belles pièces de sa collection dans un cadre architectural imaginaire conçu par l’ornemaniste Gilles-Marie Oppenordt. Selon Françoise de La Moureyre, l’artiste, à la tête d’une collection de près de huit cents objets d’art, en assurait ainsi la postérité tout en facilitant sa mise en vente. Parmi les sculptures exposées il y a une décennie chez Christie’s, un magnifique Bacchus en bronze à la belle patine brune figurant le jeune dieu debout en léger contrapposto, appuyé contre un tronc écoté, avait tout particulièrement suscité l’admiration. Vraisemblablement issue d’une fonte unique, cette réalisation inhabituelle par ses dimensions et l’extrême précision du modelé était probablement destinée à un élément architectural ou bien à recevoir une fontaine. L’attribution à François Girardon est soutenue tant par ses qualités stylistiques que par l’existence de bronzes comparables au sein de sa collection. Cette pièce exceptionnelle qui veillait en l’hôtel d’Orrouer sur le sommeil du maître des lieux affrontera le feu des enchères estimée entre 1 500 000 et 2 500 000 €.

Attribué à François Girardon (1628-1715), Bacchus, vers 1700. Bronze à patine brune, 81 x 99 cm. Estimé : 1 500 000/2 500 000 €. © Christie’s Images Limited 2022
Les Kugel célèbrent le goût Givenchy
En parallèle de la dispersion des collections du grand couturier avenue Matignon, la galerie Kugel rend hommage quai Anatole France à celui qui fut l’un de leurs plus prestigieux clients.
Les amateurs qui arpentèrent en 1994 les allées de la Biennale des Antiquaires se souviennent vraisemblablement de la mise en scène grandiose orchestrée par les jeunes frères Kugel. Dominant leur stand du haut de ses 279 cm, un chef-d’œuvre d’ébénisterie né à l’orée du XVIIIe siècle dans les ateliers d’André-Charles Boulle y attendait le visiteur, accueillant en son sein une exceptionnelle collection d’émaux. Ornée d’un splendide décor de bronze doré figurant les chars d’Apollon et de sa sœur Diane, cette armoire monumentale fit longtemps l’orgueil des collections d’Hubert de Givenchy. Elle figurait à la fin des années 1940 dans celles de Misia Sert, veuve du peintre José-Maria Sert, qui la légua à sa mort à son secrétaire, Boulos Ristelhueber. Désireux de s’en défaire, il sollicita son ami Givenchy qui, à vingt-quatre ans, venait de fonder sa propre maison de couture et fréquentait désormais le Tout-Paris, afin de lui trouver un acheteur. Trop important, le meuble d’apparat peinait pourtant à séduire ; même Helena Rubenstein, à qui il le proposa, déclina l’offre. « Chaque fois que vous venez chez moi, vous caressez cette armoire avec un plaisir évident, fait un jour remarquer Ristelhueber à son ami, alors que ce dernier lui confesse ses efforts infructueux. Pourquoi ne serait-ce pas vous qui l’achèteriez ? » Le prix avancé était raisonnable et l’appartement qu’habitait alors le jeune couturier aux Invalides, rue Fabert, haut de plafond : l’affaire fut conclue et la spectaculaire armoire plaquée d’ébène et de marqueterie de laiton lança véritablement sa carrière de « sélectionneur » rigoureux. Elle fut l’écrin d’une de ses plus belles collections : ses émaux de Limoges de la Renaissance.

Vue de l'armoire « au char d'Apollon » par André-Charles Boulle (1642-1732) dans l'exposition des frères Kugel. Courtesy Galerie Kugel
À l’aube des années 1990, la maladie de son labrador Sandy, désormais incapable de gagner l’étage de son hôtel parisien de la rue de Grenelle, le pousse à se séparer de toutes les pièces le garnissant afin de s’installer au rez-de-chaussée. Il confie alors l’armoire et ses émaux aux frères Kugel, qui dédièrent à ce meuble d’exception leur tout premier catalogue. Le reste fut dispersé en 1993 par Christie’s Monaco au cours d’une vente mémorable. Trente ans plus tard, l’armoire « au char d’Apollon » est à nouveau dévoilée aux yeux du public au cœur de l’exposition que consacrent les deux antiquaires au goût insigne de celui qui fut, jusqu’à sa disparition, l’un de leurs plus prestigieux clients. Autour de ce chef-d’œuvre de l’ébénisterie française est réunie une remarquable sélection d’objets passés entre les mains de Givenchy, ou bien évocateurs de son goût. Le curieux qui franchira jusqu’au 15 juin les portes de l’hôtel Collot pourra ainsi admirer une somptueuse paire de vases en marbre vert montés en bronze doré, vers 1760-1765, par François-Nicolas Vassou pour le grand amateur Blondel de Gagny : elle fit partie des collections du baron de Besenval et de celles de Sir Richard Wallace avant d’intégrer celles d’Hubert de Givenchy.

François-Nicolas Vassou, paire de vases (détail), vers 1760-1765. Marbre Rosso Levanto, monture en bronze doré, 76 x 38 cm. © Courtesy Galerie Kugel
« Hommage à Hubert de Givenchy collectionneur », du 9 au 15 juin 2022 à la galerie Kugel, 25 quai Anatole France, 75007 Paris. www.galeriekugel.com
Ventes physiques
Chefs-d’œuvre – 14 juin 2022, 16h
Théâtre Marigny Hôtel d’Orrouer – I – 15 juin 2022, 10h30
Théâtre Marigny Hôtel d’Orrouer – II – 16 juin 2022, 10h30
Christie’s Manoir du Jonchet – 17 juin 2022, 10h30
Christie’s Ventes en ligne
L’art de vivre à l’hôtel d’Orrouer – 8-22 juin 2022
L’art de recevoir au château du Jonchet – 8-23 juin 2022
www.christies.com






