De par son histoire, la discipline archéologique a mis l’accent sur une vision patriarcale des anciennes sociétés, perçues comme des communautés entièrement hétérosexuelles dominées par les hommes et leur phallus.
Les phallus de Göbekli Tepe
Depuis le début des années 2000, une nouvelle tendance, la queer archaeology, souhaite faire ressortir les traces de populations qui s’écarteraient de la norme, qu’elles soient ou non tolérées. La sexualité préhistorique est ainsi questionnée, malgré les pudeurs et les obstacles encore rencontrés parmi les chercheurs, afin d’interroger ce qui semble relever de l’évidence. Ainsi des grandes constructions mises au jour en Turquie depuis les années 1990, dont Göbekli Tepe est la plus célèbre. Daté des débuts du Néolithique (entre les Xe et IXe millénaires avant notre ère), ce site continue d’intriguer par son gigantisme et son iconographie. La forme érigée des grands piliers et les représentations de phallus en majesté témoigneraient de sociétés fortement hiérarchisées, où le pouvoir masculin serait valorisé.

Une vision animiste du monde
Mais le préhistorien Emre Deniz Yurttaş en propose une autre lecture. Il a d’abord remarqué que beaucoup de réalisations montrent des hommes en pleine activité autoérotique, donc non centrée sur la reproduction, ce qui peut paraître contradictoire avec la vision d’une société censée favoriser l’accroissement du patrimoine et de la démographie ; ces personnages sont également associés à des créatures surnaturelles ou à des animaux de grande taille. Selon lui, l’origine d’une telle iconographie se situe à la période transitoire où les chasseurs-cueilleurs sont en train de devenir agropasteurs et sont encore sous l’influence d’une vision animiste du monde, dans laquelle humains et non-humains vivaient en étroite communion spirituelle.
Le pouvoir d’agir du phallus humain
Certaines personnes (des « chamanes » ?) auraient été chargées d’entrer en communication avec les esprits animaux ; la pratique autoérotique aurait été un moyen d’accéder à un état extatique, à même d’accomplir leur mission. Cette hypothèse audacieuse trouverait confirmation dans la présence d’animaux figurés avec des phallus et testicules humains, et non des organes reproducteurs typiques de leur espèce. Selon Emre Deniz Yurttaş, le pouvoir d’agir du phallus humain est ainsi valorisé, et non la puissance masculine pour elle-même. L’organe masculin non plus symbole de pouvoir, mais agent facilitant la transcendance spirituelle, pour des expériences extatiques servant de lien entre les mondes matériel et spirituel : voilà une théorie qui devrait faire réagir !
Le point de vue du spécialiste : trois questions à Claudine Cohen, directrice d’études à l’EHESS

La domination masculine, écrivez-vous, n’est pas naturelle mais culturelle.
En effet, la notion de domination masculine, telle qu’elle a été définie et théorisée par des anthropologues comme Maurice Godelier ou Françoise Héritier, est étroitement liée à la catégorie de genre, qui implique une construction sociale des rôles sexués. Il ne s’agit donc pas d’un fonctionnement « naturel » ou « instinctif » mais bien d’un exercice du pouvoir réel et symbolique ancré dans le social. Cette domination masculine est structurellement présente dans toutes les sociétés humaines, mais elle s’accentue ou s’atténue selon les groupes sociaux et les modes de vie.
D’après l’archéologie, les sociétés de chasseurs-cueilleurs paléolithiques semblent avoir été sensiblement égalitaires. C’est au Néolithique que la position sociale de la femme aurait changé.
Nous savons que, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, l’accès aux ressources est égalitaire et les femmes jouissent d’une certaine mobilité. Ce qui n’empêche pas des formes de domination liées au contrôle de la sexualité féminine, et s’exprimant dans les symboles. Le Néolithique voit apparaître des manifestations plus appuyées de l’emprise masculine, qui relèguent les femmes à la maternité et à la sphère domestique. À mon avis, c’est à partir de l’Âge du bronze (notamment en Mésopotamie) que l’on peut parler d’un patriarcat institutionnalisé, s’imposant dans tout l’espace social, politique, religieux, familial.
Que pensez-vous de l’hypothèse d’Emre Deniz Yurttaş ? Peut-elle changer celles sur l’apparition du patriarcat ?
On connaît nombre de phallus sculptés ou gravés au Paléolithique, associés à des corps masculins, ou isolés, parfois monumentaux, comme dans la grotte des Trois-Frères en Ariège. Par ailleurs, certaines figures paléolithiques de corps de femmes peuvent se lire, en une sorte d’anamorphose, comme des phallus. À Göbekli Tepe, la profusion de représentations phalliques (colonnes de temples, animaux sexués, phallus humains ou hommes tenant leur sexe) contraste avec l’absence presque totale de figurations féminines. On est tenté d’y voir une affirmation du pouvoir masculin, en cette aube du Néolithique. Mais, il est vrai, rien ne garantit que le phallus soit alors symbole de domination : une telle lecture est peut-être conditionnée par des millénaires de domination patriarcale… Avant qu’il ne s’identifie au pouvoir et à l’épée, symbole de puissance, on pourrait imaginer, comme le fait l’auteur, que le phallus renvoie à une conception cosmique de la fécondité, à un lien entre ciel et terre, entre l’Humanité et les animaux. L’hypothèse d’un onanisme à valeur chamanique est séduisante, mais reste difficile à démontrer : elle suppose un système de croyances dont nous n’avons la preuve ni au Paléolithique ni au Néolithique pré-céramique.
Pour aller plus loin
COHEN C., 2025, Aux origines de la domination masculine, Paris, éditions Passés/Composés
YURTTAŞ E. D., 2025, « A Queer Feminist Perspective on the Early Neolithic Urfa Region: The Ecstatic Agency of the Phallus », dans Cambridge Archaeological Journal, 35 (3), p. 489‑503. Doi : 10.1017/S0959774325000083










